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Dilemmes éthiques

En pratique vétérinaire

L’éthique s’intègre au concept de professionnalisme, parfois un peu difficile à délimiter. Le professionnalisme correspond au fait de posséder des compétences professionnelles spéciales, pratiquées dans un cadre éthique délimité. Il est sous-tendu par différentes valeurs comme le respect du patient, l’empathie, et vise à fournir les meilleurs soins possibles pour le patient dans un cadre légal et réglementaire défini.

Dilemmes et conflits éthiques : de quoi on parle ?

En pratique canine, le vétérinaire peut se heurter à des éléments contradictoires entre les attentes du propriétaire et les intérêts du patient (l’animal). On pourrait par ailleurs penser que les intérêts de l’animal soient, pour la plupart des vétérinaires, la priorité. Plusieurs études ont montré que ce n’est pas nécessairement le cas : l’étude de Kipperman et al. (2018) trouve que moins de 20% des vétérinaires estiment que leurs confrères priorisent l’intérêt du patient plutôt que celui du propriétaire ou du vétérinaire lui-même. La réflexion et la prise de décision peut être en effet basée majoritairement sur l’intérêt de l’animal, ou alors sur l’intérêt du propriétaire (limitations financières, croyances, préférences, etc) ou encore celui du vétérinaire (gain en expérience, gain financier)

Définition et exemple

Un conflit ou dilemme éthique émerge lorsque des intérêts de valeurs morales égales sont présents, sans qu’il existe un moyen évident de prioriser l’un par rapport aux autres.

On pourrait prendre comme exemple un animal polytraumatisé dont les propriétaires n’ont que très peu de moyens. Cet animal est dans un état préoccupant, particulièrement douloureux, mais ses lésions sont probablement traitables, avec un bon pronostic au long terme et une possibilité d’un bon confort de vie s’il est correctement pris en charge médicalement. Néanmoins, cet animal souffre a priori de fractures et sa douleur doit être prise en charge. Est-il éthiquement acceptable d’euthanasier ce jeune animal dont les chances de récupération sont grandes mais pour lequel les propriétaires n’ont pas les moyens d’assumer les soins ? Est-il éthiquement acceptable de le laisser en souffrance ?

Prévalence des conflits éthiques en pratique

Les conflits éthiques semblent fréquents en pratique : la majorité des vétérinaires en rencontrent au moins un par semaine. Dans l’étude de Kipperman et al. (2018), 19%  des vétérinaires rapportaient en rencontrer au moins un par jour.

Les problématiques rencontrées

Les problématiques impliquant les ressources financières des propriétaires sont parmi les plus fréquemment rencontrées. On citera donc :

les limitations financières qui peuvent pousser à choisir  un traitement probabiliste, à compromettre la bonne prise en charge de l’animal ou encore conduire à l’euthanasie de l’animal

Mais également :
la sur-médicalisation : les soins futiles, l’acharnement thérapeutique, les soins inutiles dans l’intérêt de l’animal (ex. : chirurgie esthétique)
le refus de prise en charge : pour des raisons financières, idéologiques (« on va pas faire ça pour un chien »), religieuses, etc
les euthanasies de convenance
la maltraitance, la négligence, le syndrome de Noé
les soins/actes réalisés sans avoir (ou qu’un tiers ait) les compétences adéquates
les sélections de races hypertypées, mais également l’élevage en règle général et les procédures en lien avec l’élevage (insémination artificielle par exemple)

Finalement, la majorité des conflits éthiques (pour peu qu’ils soient reconnus comme tel) rencontrés en pratique déclinent généralement les principales problématiques citées. Par exemple, un étudiant vétérinaire en stage observe l’un des vétérinaires titulaires qui reçoit en urgence un chien en status epilepticus en fin matinée. Le vétérinaire avait terminé ses consultations et s’apprêtait à rentrer chez lui. Le stagiaire observe le vétérinaire prendre le chien, l’emmener dans le secteur Hospitalisation et dire au propriétaire qu’il fera le maximum pour sauver l’animal mais que le pronostic est réservé. Pressé de rentrer chez lui, le vétérinaire titulaire va simplement lancer au stagiaire, en quittant la clinique : « bon ben quand il arrête de convulser, essaies de poser un cathé’ ! ». Le stagiaire va par la suite ressentir un profond mal-être, difficile à étiqueter : est-ce “normal” ce que je viens de voir ? ce vétérinaire a-t-il rempli son devoir professionnel ?
Ici, le comportement explicité par le vétérinaire titulaire, sensé donner l’exemple, vient à l’encontre des principes moraux et de l’éthique du jeune stagiaire vétérinaire.

Lien entre conflits éthiques et santé mentale du vétérinaire

Les conflits éthiques participent en grande partie à la dégradation de la santé mentale de nombreux vétérinaires, en favorisant une forme de stress : le stress moral. Dans l’étude de Kipperman (2018), 52% des répondants considèrent les conflits éthiques comme la cause majeure, ou l’une des causes principales à l’origine du stress ressenti en pratique clinique.

Le stress moral émerge lorsque la raison pour laquelle on a choisi notre métier ne reflète pas ce qu’on fait réellement ou ce qu’on nous demande de faire. L’expression du stress moral est très variable, souvent insidieuse, et très souvent sous-évaluée et/ou mal voir pas reconnue.

Les situations qui semblent conduire à la plus forte intensité de stress sont les scénarios où l’euthanasie est demandée car le propriétaire ne souhaite pas payer pour le traitement. Ici, on ne parle pas de limitations financières à proprement parler, mais bien du désir de dépenser une certaine somme d’argent, ou non, pour sauver son animal. Une autre étude (Batchelor et al. 2012) rapporte que le scénario le plus moralement stressant, selon les vétérinaires sondés, serait lorsque les propriétaires souhaitent poursuivre des soins malgré une mauvaise qualité de vie pour leur animal.

La répétition de ces évènements stressants pour le vétérinaire sont à l’origine d’une forme de détresse morale/psychologique. Cette-dernière a elle-même un impact mesurable sur :

la sécurité patient : la fatigue mentale prédispose aux erreurs médicales
la fatigue compassionnelle : le vétérinaire peut avoir tendance à se mettre à la place du propriétaire ou à rechercher des solutions à sa place, drainant son énergie au fil du temps
la santé mentale du vétérinaire : la multiplication de conflits éthiques, à  l’origine d’un stress moral, augmente le risque de stress chronique, de troubles anxieux et de burn-out
la qualité de vie professionnelle du vétérinaire : érosion de la motivation, du sens initialement trouvé dans son travail, perte de motivation voire sentiment de ne pas avoir sa place et volonté de se reconvertir pour un métier davantage en accord avec ses principes moraux

Comment appréhender un cas éthiquement problématique ?

La première étape sera déjà de reconnaître la nature éthique du problème. Il peut s’agir d’un sentiment de décalage entre ce qu’on “aimerait” pour le patient et ce que l’on nous demande, des émotions diverses (colère, tristesse, frustration), un questionnement déphasant sur la “bonne chose à faire” etc. Pour chacun d’entre nous, l’expression peut être différente d’où l’importance de bien se connaître afin d’identifier rapidement ces cas qui titillent notre éthique.

Après avoir reconnu la nature éthique de la problématique, une première question à se poser peut être :

Cette prise en charge serait-elle dans le meilleur intérêt pour le patient ?

En médecine vétérinaire, deux objectifs sont considérés en pratique clinique : (1) de viser à restaurer la santé du patient et (2) de respecter la qualité de vie du patient. Ainsi, un traitement ne remplissant ni (1) ni (2) ne serait clairement pas moralement justifiable. Un traitement qui ne répondrait qu’à (1) ou (2) pourrait éventuellement être moralement justifiable.

Grimm et al. (2018) a développé un outil pratique afin d’évaluer la pertinence éthique d’un traitement proposé. Dans cette étude, les intérêts des différents partis sont évalués : ceux du patient (l’animal), du clinicien et du propriétaire. Les relations entre chacun de ces partis sont évalués, fournissant ainsi une aide décisionnelle centrée sur le patient dont l’objectif est d’agir dans le meilleur intérêt pour l’animal.

Réflexion centrée sur l'intérêt du patient lors de conflit éthique : VET tool adaptée de Grimm et al. (2018).

De manière à conduire à une réflexion raisonnable à savoir si un traitement (dont l’euthanasie) est la meilleure solution (dans le sens du (1) et (2) cité au-dessus)) et serait donc dans le meilleur intérêt  pour la patient, l’outil a été construit de manière à centrer les questions sur l’animal. Si l’une des questions A – D est répondue négativement, le traitement proposé doit être remis en question. Les questions E – K sont considérées comme des facteurs secondaires : ils peuvent expliquer une décision clinique, mais ne la justifient pas moralement. Ainsi, toute décision clinique basée primitivement sur les éléments E – K sans se référer aux éléments A – D sera questionnable.

Tu pourras trouver ci-dessous une traduction de la VET tool  de Grimm et. al (2018) téléchargeable au format PDF.

Cas d'éthique : la VET tool traduite

Faire face aux dilemmes éthiques et préserver son bien-être mental

Les études le disent : les conflits éthiques sont une source de stress non négligeable pour le vétérinaire  praticien et entraînent des conséquences parfois sérieuses. Certes,  ces challenges sont inhérents à la pratique. Néanmoins, plutôt que tourner le dos à la clinique pour ne plus en souffrir, on peut mettre en place des habitudes, des procédés, permettant de maintenir une pratique saine de l’art vétérinaire qui respecte notre éthique individuelle.

Un esprit sain dans un corps sain

Comme pour toute problématique touchant à la santé mentale, un lien fort existe avec la santé physique. Ici encore, pour prévenir des conséquences délétères au long terme, il est primordial de prendre soin de soi. Ça passe donc par une bonne hygiène de vie : alimentation, repos en quantité et qualité suffisante mais également à du temps laissé aux activités personnelles (voir sa famille, ses amis, faire du sport, voyager, jouer de la musique etc).

Partager les expériences difficiles

Que ce soit pour aider à la prise de décision lors de conflit éthique, ou bien après y avoir été confronté, il ne faut pas garder ça pour soi si on ressent le besoin d’en parler. Tout le monde rencontre des cas éthiquement dérangeants : être touché(e) est simplement humain. Pour l’aide à la prise de décision, on pourra se diriger vers un mentor ou un collègue de confiance qui partage nos valeurs et avec qui on pourra échanger sans jugement. Il est primordial à cette étape de ne pas se laisser influencer : le but est qu’un réel échange se mette en place afin de discuter des problématiques en jeu. On ne doit pas se sentir contraint de réaliser des actes qui vont à l’encontre de notre éthique personnelle, notamment parce qu’on se sentirait socialement obligé (par des collègues, confrères, patrons, propriétaires, etc). Il est primordial de tenir compte de ses propres valeurs ! L’option retenue doit être acceptable à nos yeux, même si ce n’était pas celle que l’on aurait “préféré”.

Sur le long terme, ou même ponctuellement, on pourra également rechercher l’oreille d’un professionnel. Pour certains, l’écriture ou encore la méditation peuvent également permettre de faire la paix avec ces conflits et les émotions contradictoires qui peuvent être ressenties.

Monitorer sa sensibilité éthique

L’exposition répétée à des conflits éthiques, en particulier dans des contextes assez chargés comme c’est souvent le cas en clinique, peut entraînée à terme une forme d’insensibilité éthique. Chaque fois qu’on rencontre une situation éthiquement questionnable, on pourra donc monitorer sa propre sensibilité éthique. Ça inclue :

la conscience de la dignité animale : on traite des animaux et non des cas. Ces animaux ont un tempérament, une vie, et des sensations propres à eux. Ils ressentent la douleur.
une réflexion centrée sur soi : on essaiera de se rappeler (plutôt que de les enfouir au fond de nous et plus jamais y repenser) les moments où on a pas pris le temps de rassurer notre patient qui était terrorisé d’une prise de sang, où on a pas agit au mieux pour l’intérêt de l’animal. On se demandera pourquoi, qu’est ce qui nous a conduit à dévier de nos principes  ?
un questionnement éthique : pourquoi et pour qui on est vétérinaire ? agit-on de manière juste dans notre pratique quotidienne, en accord avec nos principes moraux et éthiques ?

Cette démarche nécessite l’adhésion à des principes et des standards de soin qui vont fonder la base de la pratique. L’honnêteté et une forme de transparence internalisées nous permettront d’agir en accord avec nos principes en tout temps, même loin du regard d’autrui. Ce sont ces principes individuels qui nous inviteront à ne pas mentir pour essayer de couvrir une erreur ou un oubli par exemple.

Développer ses compétences éthiques

L’éthique individuelle fait partie intégrante du professionnalisme en ce que le professionnalisme se définit par la possession de compétences spéciales, pratiquées dans un cadre éthique délimité. La compétence éthique s’exprime au travers de 3 dimensions : la perception morale, la réflexion et l’action. Le savoir éthique accompagne et influence chacune de ces étapes.

La compétence éthique peut se définir, d’après Jomsri et al., comme la capacité d’une personne à reconnaître lorsque ses sentiments influencent ce qui est percu comme bien et mal dans certaines situations, de réfléchir à ces sentiments, de prendre ses décisions et d’agir de sorte à apporter le plus haut niveau de bénéfice pour le patient.

Le développement de ses propres compétences éthiques passe d’abord par la capacité de posséder, et d’agir en fonction de certaines vertus comme l’empathie et la sagesse pratique. La sagesse pratique permet de judicieusement choisir les actions justes dans une situation donnée.
Ensuite, la compétence éthique dérive de l’expérience professionnelle de chacun et peut donc se construire et se modifier tout au long de la carrière. Le contexte professionnel joue également un grand rôle dans le développement de la compétence éthique : la clinique dans laquelle on évolue, de par la politique sous-tendue, les process en lace, les habitudes, permettra de développer ou à l’inverse étouffera le développement de l’éthique individuelle.

In fine, le développement de la compétence éthique visera à :

proposer les meilleures solutions possibles pour le patient et fournir les meilleurs soins possibles
réduire le stress moral au travail, pour l’équipe vétérinaire

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Références

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♦ Batchelor, C. E. M., et D. E. F. McKeegan. « Survey of the Frequency and Perceived Stressfulness of Ethical Dilemmas Encountered in UK Veterinary Practice ». Veterinary Record 170, no 1 (2012): 19‑19.
♦ Eriksson, S., G. Helgesson, et A. T. Höglund. « Being, Doing, and Knowing: Developing Ethical Competence in Health Care ». Journal of Academic Ethics 5, no 2 (1 décembre 2007): 207‑16.
♦ Grimm, Herwig, Alessandra Bergadano, Gabrielle C. Musk, Klaus Otto, Polly M. Taylor, et Juliet Clare Duncan. « Drawing the Line in Clinical Treatment of Companion Animals: Recommendations from an Ethics Working Party ». The Veterinary Record 182, no 23 (9 juin 2018): 664.
♦ Hernandez, Elein, Anne Fawcett, Emily Brouwer, Jeff Rau, et Patricia V. Turner. « Speaking Up: Veterinary Ethical Responsibilities and Animal Welfare Issues in Everyday Practice ». Animals : an Open Access Journal from MDPI 8, no 1 (22 janvier 2018): 15.
♦ Kim, Yeon Hee, Young-ah Kang, Jeong Hui Ok, et Kwisoon Choe. « Expert nurses’ coping strategies in ethically challenging situations: a qualitative study ». BMC Nursing 20 (29 septembre 2021): 183.
♦ Kipperman, Barry, Patricia Morris, et Bernard Rollin. « Ethical Dilemmas Encountered by Small Animal Veterinarians: Characterisation, Responses, Consequences and Beliefs Regarding Euthanasia ». The Veterinary Record 182, no 19 (12 mai 2018): 548.
♦ Moses, Lisa. « Another Experience in Resolving Veterinary Ethical Dilemmas: Observations From a Veterinarian Performing Ethics Consultation ». The American Journal of Bioethics 18, no 2 (1 février 2018): 67‑69.
♦ Moses, Lisa, Monica J. Malowney, et Jon Wesley Boyd. « Ethical Conflict and Moral Distress in Veterinary Practice: A Survey of North American Veterinarians ». Journal of Veterinary Internal Medicine 32, no 6 (novembre 2018): 2115‑22.
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♦ « Veterinary Ethics: Navigating Tough Cases ». Veterinary Record 183, no 8 (2018): 271‑271.